Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion d’aller passer trois jours en Tunisie lors d’un voyage de presse pour découvrir Deyma, une entreprise spécialisée dans la datte, et sa dirigeante, Ines Boujbel. Après quelques années de salariat dans l’entreprise familiale, Ines a décidé de créer sa propre entreprise. Un parcours entrepreneurial intéressant, au-delà de la Méditerranée.
Ines Boujbel est une femme volontaire et chaleureuse. Après des études d’économie et de gestion en Paris, elle revient en Tunisie en 1998 et travaille durant 5 ans dans l’entreprise de son père, Boujbel SA VAPCA, spécialisée dans l’exportation de dattes et d’agrumes depuis 1957 (la date est la 2ème produit le plus exporté en Tunisie, après l’huile d’olive). Durant cette période, elle ne compte pas ses heures (6h30-23h !), pour faire oublier qu’elle est « la fille du patron », faire ses preuves et apprendre le plus de choses possibles. Elle y rencontrera également son futur mari, avec qui elle aura deux enfants. Elle occupera un poste dans les ressources humaines et cherchera à faire évoluer le recrutement, la formation et les conditions de travail, notamment celles des femmes. Elle leur offrira par exemple la possibilité d’ouvrir un compte bancaire à leur nom, ce qui était alors très rare pour les ouvrières.
Puis en 2003, elle décide de lancer sa propre structure, Deyma (qui veut dire « éternel » en arabe), dédiée elle aussi à la datte, mais avec la volonté de redonner ses lettres de noblesse à ce fruit et en proposant des produits dérivés de la datte haut de gamme (dattes fourrées, farcies, en coffret, bijoux, cosmétiques, objets de décoration). Il ne s’agit pas de n’importe quelle date, mais d’une variété bien précise, la Deglet Nour, une datte charnue, moelleuse et énergétique, et qui a une particularité : au soleil, on peut voir son noyau par transparence. Il existe 380 variétés de dattes dans le monde, dont 200 en Tunisie.
Ines veut créer des produits innovants, revaloriser le fruit et moderniser sa commercialisation. Tout commence dans sa cuisine où elle teste des recettes et imagine des packaging moins traditionnels. Le premier élément déclencheur est l’achat en 2003 d’un point de vente très bien situé dans la médina de Tunis. Elle y expose ses premières créations, dont la datte fourrée. Le succès est au rendez-vous. Ines expérimente alors de nouvelles déclinaisons de la date et ouvre un atelier.
Aujourd’hui Deyma réalise 5 millions de chiffre d’affaires, emploie 30 personnes (jusqu’à 50 en période de production), dont 80% de femmes. La cueillette des dattes (à laquelle j’ai pu assister) se déroule dans le sud de la Tunisie, près de Nefta, dans l’oasis du Djerid, durant les mois d’octobre et novembre, selon des pratiques ancestrales. Deyma travaille avec des producteurs certifiés commerce équitable et bio, mais également avec des ingénieurs agro pour améliorer la qualité et le rendement des dattes. Elle est effectuée exclusivement par des hommes. Les premiers tris des dattes ont également lieu sur place, dans des centres de collecte, et sont réalisés majoritairement par des femmes, tandis que la confection des produits se déroule dans l’atelier de Tunis. Deyma cherche à s’inscrire dans une démarche de commerce équitable et détient plusieurs certifications (IFS, BRC). Deyma participe également à un projet équitable, le « Palm Labs » qui a pour but de rechercher des applications contemporaines pour le palmier dans différents secteurs : architecture, mobilier, objets quotidiens, culinaire, soin… L’hôtel Dar Hi, situé à Nefta, en fait également partie et met notamment en valeur la datte et le bois de palmier dans son mobilier, dans sa cuisine ou dans ses soins. L’hôtel a été conçu par la designer française Matalie Crasset.
Deyma dispose de trois points de vente en Tunisie, dont un à Sidi Bou Saïdà, et se lance dans la franchise : un magasin est sur le point d’ouvrir à Malte et un autre à Paris, en décembre, dans le quartier du Marais. Elle réalise près de 35% de son CA à l’export (via son site internet notamment). Dans ses boutiques, on peut également trouver d’autres marques tunisiennes, qui ont à cœur de valoriser des produits du terroir tunisien (huile d’olive, confitures). Ines cherche à développer sans cesse de nouveaux produits pour satisfaire les goûts de ses clients (locaux ou étrangers). « Je ne vend pas de la datte mais un univers, à base de datte. Je suis un peu dans la même catégorie qu’un chocolatier ou qu’une épicerie fine » estime Ines.
Pour information, le nombre total de femmes chefs d’entreprise en Tunisie est estimé à 18 000, selon une étude élaborée par la Chambre Nationale des Femmes Chefs d’Entreprise (CNFCE), exerçant dans les secteurs de l’artisanat (11%), des services (41%), de l’industrie (25%) et du commerce (22%). Ines Boujbel a reçu en juin dernier le prix de la Femme Chef d’Entreprise 2014 remis par la CNFCE relavant de l’UTICA (l’équivalent du Medef français). Quelques mots sur le contexte économique de la Tunisie : le pays traverse une crise économique depuis la révolution de 2010 (« révolution de jasmin ») et connait une croissance très faible. « Depuis la révolution, les classes moyennes se paupérisent car il y une forte inflation des prix » analyse Ines. Des élections viennent de se dérouler, elles ont vu la victoire de la principale formation anti-islamiste.
Beau parcours
Nanouak
Bien
Youssef Hammi