C’est à ton tour de Sandrine d’enrichir notre dictionnaire avec la lettre D comme Double Carrière. Sandrine Meyfret est consultante sociologue et directrice associée d’Alomey Conseil. Elle a publié une étude sur les couples à double carrière dont j’avais parlé dans ce billet.
D comme Double Carrière
15 décembre 2011 : je suis vivement interpellée lors des échanges faisant suite à une conférence sur les enjeux managériaux dûs, entres autres, à l’accroissement des couples à double carrière dans les entreprises :
– « Quand vous vous exprimez, on a l’impression que vous ne considérez que les gens qui ont de gros postes dans les entreprises. Ma femme est institutrice depuis 20 ans, elle a toujours considéré son job comme étant sa carrière, et je considère qu’elle a fait une belle carrière. »
Tout d’abord, précisons que les femmes ont toujours travaillé. Ce n’est effectivement pas nouveau. Mais il n’est pas inutile de rappeler quelles sont les conditions de leur vie professionnelle (j’emploie le présent car pour certaines, ce qui suit est encore le cas). Devant la nécessité de travailler pour assurer un second revenu, elles sont des variables d’ajustement soit, dans le cadre familial, en fonction de leurs « responsabilités maternelles » ou/et de la situation de l’homme ou, soit, de façon plus collective, en fonction de la situation économique nationale (elles sont appelées en temps de guerre à remplacer ces messieurs dans les usines, ou bien les premières sacrifiées à l’autel des licenciements en cas de crise). Historiquement, elles se sont déployées dans les fonctions du « care » : éducation, santé, soin du corps, etc. Leurs « missions » étaient liées au bien-être des autres et plus globalement du corps social ; puis peu à peu, elles se sont développées dans des métiers nécessitant des qualités dites « féminines » (je précise que, personnellement, je ne sais pas ce que l’on veut dire quand on parle de qualités « féminines » !) comme la communication, les ressources humaines, et toutes les formes d’assistance. Et puis, bien sûr, elles ont fait des choix de job liés à des contraintes horaires : il fallait du temps pour assumer les responsabilités familiales qui leur incombaient de facto.
Font-elles carrière pour autant ? La question se pose en effet, et pas que pour les femmes mais pour tous ceux qui ont choisi la « mission » en choisissant le métier. Mon harangueur ne se doute pas à quel point des sociologues ou des chercheurs en gestion des ressources humaines (GRH) se sont torturés pour définir la notion de carrière. Ambition « missionnaire » ou ambition « de pouvoir » : là est la question si je résume…
Dans la recherche, la notion de couple à double carrière a été introduite de façon pionnière et quelque peu controversée, aux Etats-Unis en 1969 par les chercheurs Rhona et Robert Rapoport, (couple à double carrière eux-mêmes !!!), pour mettre en évidence des couples, rares à l’époque, dans lesquels co-existaient deux activités professionnelles exigeant un haut niveau d’implication, d’investissement et de temps et ayant des possibilités de progression. C’était tranché, cela se voulait clair ! Les hommes répondant à cette définition de la carrière ont été nombreux à toutes les époques. L’augmentation des couples rentrant dans cette définition représente, en revanche, un phénomène assez nouveau du fait de l’évolution récente de la proportion des femmes attachées à poursuivre une carrière de la même manière qu’un homme.
On en pense ce qu’on veut, et chacun a droit d’avoir sur ce sujet sa propre opinion. Il n’y a pas plus personnel que la notion de carrière : là-dessus tout le monde est d’accord.
En même temps, si on veut observer un phénomène, il faut bien le définir, voire le circonscrire. Personnellement, j’ai choisi de m’en tenir à la définition des Rapoport. Pire ! 😉 , dans mon étude « Le Couple à double carrière : une figure qui réinvente les frontières entre vie privée et vie professionnelle ? » (Connaissances et Savoirs, 2012), j’ai choisi des femmes et des hommes en couple évoluant au sein de carrières professionnelles, le plus souvent à des niveaux de responsabilités importants qui correspondent à un statut, dans les entreprises, de cadres supérieurs ou de dirigeants. J’ai ainsi écarté les professions libérales, les fonctionnaires, les politiques. Non que je nie les carrières de tous ces gens, of course not, mais parce qu’il faut comparer ce qui est comparable en termes de pression, de disponibilité, de temps de travail, de liberté, de contraintes de mobilité fonctionnelle ou géographique. J’ai souhaité aussi qu’ils aient des enfants : cela corsait leur histoire, étant entendu que ce qui se joue dans la carrière des femmes est lié aux configurations familiales : ce fut dit, redit et prouvé par des tas d’études dans les 20 dernières années. Bref, j’ai choisi de resserrer la définition pour mieux cerner la configuration et ses difficultés.
Mais ne m’entend-t-on pas dire maintenant que quelque chose de la carrière se joue aussi dans l’épanouissement qu’on trouve dans son job et que là aussi, disponibilité, mobilité, temps de travail sont sollicités et pas seulement en vue d’une évolution ? Oui, je le dis aussi. Les femmes d’aujourd’hui travaillent pour s’épanouir, être indépendante, par passion aussi. Et pas seulement pour être un second revenu ou bien devenir PDG. Ce n’est pas si binaire et tant mieux…
Cela laisse de la place à de nombreuses possibilités de carrière, et c’est aussi ce que démontrent mes entretiens : la carrière, y compris dans les entreprises, va devoir changer de définition sinon de critères de réalisation, car même pour devenir PDG, plusieurs chemins sont possibles, et c’est tant mieux !!! A la carrière linéaire qu’elle soit plane ou ascensionnelle se substituent des moments : moments d’accélération, moments de pauses, nouvelles réciprocités entre conjoints, zones de sacré en mouvement, choix non définitifs, etc. Des moments qui nous poussent tous, couples, familles, organisations, politiques publiques, à plus de reconsidération des rôles attribués aux femmes et aux hommes, plus de flexibilité, de souplesse, d’adaptabilité. A plus de changements dans nos comportements. C’est ce à quoi nous invitent ces couples : à rejoindre la révolution silencieuse qu’ils ont mis en route, sans en être vraiment conscients au départ, en changeant tout sans modèle.
La vie en somme…celle qui nous rappelle qu’il n’y a qu’une seule chose qui change jamais, c’est que tout change tout le temps…
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