Lu pour vous

Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas


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Le sujet, tout le monde (ou presque !) en a entendu parlé : le récit par Florence Aubenas, journaliste, de six mois passés dans la peau d’une travailleuse précaire à Caen. Pour cela, elle s’est fait passer pour une femme de 48 ans, sans qualification, n’ayant pas travaillé depuis 20 ans. Elle voulait, dit-elle, comprendre et relater ce que signifiait le mot « crise » (sociale, économique) de l’intérieur.

On a beaucoup débattu de la forme, de la légitimité ou non de ce journalisme d’immersion, de Florence Aubenas, mais moins du fond du livre. Je vais donc essayer d’en parler dans ce billet.

Florence Aubenas évoque la difficulté, que dis-je, le parcours du combattant, lorsque l’on est sans qualification et sans expérience pour décrocher ne serait-ce quelques heures de ménage, les rendez-vous chez Pôle Emploi, les formations plus ou moins « bidon », les salons de recrutement déprimants, etc.

Elle relate la fatigue, la pénibilité du travail de femme de ménage (sur un ferry, dans un camping, dans une entreprise, etc.), les horaires hachés, décalés, les heures supplémentaires non payées, les planning changeants, la fatigue nerveuse.

Elle évoque la crise économique, les fermetures d’usine, les bassins d’emploi sinistrés, la crise du syndicalisme, la difficulté de vivre avec quelques centaines d’euros par mois.

Mais elle témoigne aussi de la solidarité, de l’entraide, de l’amitié, des sourires. L’humour (souvent noir) et l’absurde ne sont pas absents : la scène d’un stage de formation, « maniement du balai humide et de la monobrosse » est tordante, certaines scènes de Pôle Emploi sont kafkaïennes, son premier entretien de recrutement d’embauche chez un couple qui recherche une gouvernante est surréaliste.

Et puis Florence Aubenas montre que s’il existe des employeurs imbus de leur pouvoir, méprisants, qui abusent des heures sup non payées, il en existe aussi de plus humains, respectueux des lois et des personnes.
Il en est de même pour les personnes chargées de l’accompagner dans ses recherches d’emploi. Certaines montrent un réel intérêt pour son parcours, ses difficultés. Tandis que d’autres ne servent pas à grand-chose, en dehors de la décourager !

Elle montre aussi que ce sont parfois les salariés normaux ou les clients lambda qui sont les plus méprisants (ceux dont elle nettoie le bureau, les toilettes) et qui font qu’elle se sent invisible.

Elle montre aussi des personnes qui ont le courage et la gniaque pour s’en sortir, pour tenter de décrocher un diplôme, un sésame vers autre chose. Et d’autres qui n’ont en pas les moyens (financiers, intellectuels, sociaux) ou l’envie.

Elle montre la fragilité économique de ces personnes condamnées à accepter des petits boulots, mal payés, mal considérés mais elle montre également que les responsabilités de cette précarité et de
cette pénibilité, sont multiples, à la fois collectives et individuelles.

En conclusion, davantage que des révélations (il me semble que les conditions de travail pénibles, la galère pour décrocher ne serait-ce qu’un petit boulot, les dysfonctionnements de Pôle Emploi sont connus et n’ont pas attendu ce livre pour être décrits et relatés) ou qu’une véritable enquête journalistique, j’ai lu ce livre avec intérêt grâce à la subjectivité et à la plume de Florence Aubenas (disgressions littéraires, descriptions imagées, choix des mots, du vocabulaire, construction romanesque de son récit).

Il me semble qu’il ne méritait pas forcément autant de critiques élogieuses dans le sens de « c’est extraordinaire, ce qu’elle nous fait découvrir et on verra désormais le monde d’une autre façon ». Ceci étant c’est un récit bien écrit et intéressant.

Le quai de Ouistreham, Editions de L’Olivier, 19 euros

Pour rappel, déjà en 2007, Elsa Fayner écrivait Et pourtant je me suis levée tôt… , une immersion dans le quotidien des travailleurs précaires.

Aller plus loin
Il suffit de taper sur google le titre du livre pour avoir de nombreux liens, en général, très laudatifs sur ce livre. Comme je trouve qu’il est toujours intéressant d’avoir des avis partagés, en voici un plus « critique » sur la méthode :
ici

9 thoughts on “Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas

  1. Plus ancien, dans les années 80, il y a aussi eu Tête de Turc, un allemand qui se faisait asser pour un turc et décrivait sa recherche d’emploi.

      

  2. Ce qui est dommage, c’est qu’il faille un livre comme celui d’Aubenas pour que les gens découvrent la misère autour d’eux. C’est cela que personnellement je trouve le plus scandaleux. Pourtant,
    chacun(e) a une famille, des amis, des connaissances qui connaissent de plus en plus ces situations…mais cela ne semble pas concerner l’ensemble de la population, comme si la misère n’était que
    virtuelle ou n’advenait qu’aux autres. Une forme de déni profond. Par contre suffit qu’une journaliste fasse un livre sur la question, et hop, d’un seul coup, c’est l’extase…
    J’avais été très déçue par la présentation qu’en avait fait l’auteure…plus tournée narcissiquement sur elle que sur l’expérience qu’elle avait faite. Cela ne m’a pas donné envie d’acheter son
    livre. Sans doute ces 6 mois ont-ils nourri son écriture mais pas suffisamment interrogé sa personne car elle savait que cette expérience prendrait fin quand elle le souhaiterait. Ce qui n’est pas
    le cas, dans leur immense majorité, des femmes (80% des précaires) qui font des jobs à temps partiel, mal payés et difficiles.

      

  3. @ Malla : effectivement, il existe plusieurs précédents. L’article que je cite à la fin du billet : http://www.themediatrend.com/wordpress/?p=2515#more-2515
    revient sur les principaux. A noter également les deux billets qu’Elsa a publiés sur son blog L’llusion du journaliste caméléon :
     
    http://voila-le-travail.fr/2010/03/21/immersion-lillusion-du-journaliste-cameleon/ ou encore L’immersion
    comme symptôme :
    http://voila-le-travail.fr/2010/03/17/limmersion-comme-symptome/
    J’y ai appris plein de choses !

    @ Malla : je comprends ton point de vue. Mais il est vrai que ce qu’écrit Florence Aubenas, qui a une légitimité en tant que journaliste et une notoriété importante auprès de ses confrères et d’une
    partie du grand public, a plus d’écho que ce qu’écrit une personne moins connue, voire anonyme. C’est ainsi !
    Personnellement, j’ai surtout apprécié la qualité de son récit davantage que ses « révélations ».

      

  4. Un petite erreur s’est glissée dans ton second paragraphe…(« on a beaucoup parler« ) Sinon je vais lire le bouquin dès que possible, mais je me sens plutôt en accord avec ton analyse d’après
    ce que j’ai pu déjà lire dans les premières pages du bouquin…

      

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